03 juin 2006

Ce soir je ne rentrerai pas (Suite et fin)

Après mon troisième verre mon cerveau est effaré et tout autour de moi se trouble et se lance dans une ronde vertigineuse. Pour intensifier cet effet qui, je sais, pourrait me rendre malade je m’allonge sur le dos et fixe "Robert Smith" que j’ai encadré sur le mur à côté de la fenêtre.
Il se trouble et tourne dans tout les sens.
Lorsqu’il se stabilise je ferme les yeux pour que dans ma tête tout se chamboule de nouveau.

J’ai envie de musique, mais aussi de silence. Je pense à lui et maudit la solitude.
Je bois un verre, enclenche le lecteur de CD.
Ouf ! Il fonctionne et c’est « Stolen Season » de The 69 Eyes.
J’adore !
Musique sombre et romantique, comme celui en qui je vois mon amour. Je le mets juste en musique de fond, si bien que j’entends le tonnerre et de nouveau la pluie, qui jusque là s’était calmé, redoublait d’intensité. La musique se mêle à la mélodie de la pluie qui frappe avec force le rideau en P.V.C.

Un cinquième ?
Ce ne serait pas raisonnable.
Je me laisse tenter ou pas ?
Après tout, ce soir il ne rentrera pas.

Mes paupières sont lourdes, la musique flotte au dessus de ma tête. Le dos contre le mur glacé sur ma peau chaude et humide m’arrache des frissons, ma tête lourde et agitée tombe comme un poids. Il me manque quelque chose, une présence, une chaleur autre que ces émanations alcooliques.
La chaleur d’un corps, tout simplement.
Ma vie ne connaît pas le calme du printemps, ni la chaleur intense de l’été ; elle n’est que la tristesse de l’automne et la solitude de l’hiver.
Mon corps depuis longtemps ne s’épanouit plus au rythme des saisons, mes sentiments sont en hibernations.

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Le ciel ne m’en voulait plus, il me narguait juste de ses gouttes que finalement je recommençais à apprécier.
C’est en me déplaçant dans des rues parfois agitées, parfois d’un calme impressionnant que je me suis retrouvé dans le vieux quartier. Ces vieilles rues me rappellent ma jeunesse.
Ces rues étroites et sombres en font des lieux de vente de produits illicites et sont désignés, à tort, comme de véritables coupes gorges.
Ce soir les ruelles sont calmes.

Je m’adosse, épuisé au pied d’une fenêtre, et je me laisse glisser au sol. Mon état n’est pas stationnaire comme mon corps immobile. Mon esprit se lance dans une danse qui ne connaît pas d’équivalent, une danse sphérique. Une danse dont la mesure serait battue par le tonnerre, la mélodie par la pluie sur le sol et le tout serait interprété par le souffle du vent.

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J’imagine la rue dans mon dos trempée par la pluie, vide à cette heure-ci ou peut-être que Pierre le tatoué attend un client potentiel sous son porche à qui il refourguerait sa merde sans effet, tellement coupée. Je me réjouis à l’idée que lui et son "shit" dégouline.

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Un jeune homme se dirige vers moi.
Son allure sous sa capuche me donne des frissons, c’est exactement la même image que j’ai gardé de tous ces films représentant des membres du K.K.K semant la terreur dans une Amérique débile, de l’époque.
Est-elle moins débile aujourd’hui et le sera-t-elle moins dans dix ans ?
Maintenant, ce sont toutes ces gueules fines renfermant des cerveaux illuminées qui m’effraient.
Le jeune homme s’arrête un moment devant moi, il m’observe un instant avant de me demander si c’est moi qui attend pour la commande.
Je lui réponds qu’il faisait erreur sur la personne mais s’il avait une boisson alcoolisée quelconque je ne serais pas contre.
Il me répond que non et que je pouvais aller me faire foutre sale clodo que j’étais.
Je ne voulais pas lui coller mon poing dans la gueule à ce petit con. Alors, je n’ai rien répondu. Je me suis toujours demander pourquoi les dealers ne faisait pas dans l'alcool, cela serait pourtant tout aussi lucratif, ils font bien des cigarettes à plus bas prix, un bon Jack’s à prix sacrifié se vendrait comme des p’tits pains me dis-je naïvement.
Il se tenait toujours tout près de moi en se demandant ce que faisait le con qui devait lui acheter sa merde, c’est tout du moins la traduction que je me faisais de "shit".

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Qu’est-ce qu’il fout ? Il n’est pas à l’heure ce soir.
Et c’est là que je me mets à rire idiotement, tout cet alcool y est pour beaucoup, allez au point où j’en suis un autre verre ne pourrait me faire que du bien.
Pourquoi n’ouvre t-il pas cette putain de porte ?
Je suis toute prête pour lui.
Pourquoi ne vient-il pas me serrer dans ses bras ?
Je suis toute ouverte pour l’accueillir.
Pourquoi son image m’est si floue ?
Je suis toute claire pour abreuver ses sens.
Pourquoi faut-il que l’amour soit si désirable ?
Je suis toute séduisante moi aussi.
Pourquoi ne vient-il pas m’aider à vivre, tout simplement ?
Je suis toute faible face à ce grand vide qui m’entoure.

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"Ça ne te dit rien un p’tit voyage dans les étoiles ce soir, toi." me lance le jeune homme qui commençait à s’agiter à mes côtés.
"Ce soir les étoiles sont voilées" lui dis-je, il n’a pas comprit.
Pourquoi se donnait-il tant de mal à attendre un acheteur, comme si cela déterminait sa vie, il fallait qu’il vende à tout prix, sous une pluie battante, dans un froid agressif ou dans une chaleur infernale, il attendait impatiemment d’écouler sa marchandise. Il avait fait de sa vie le sauveur des camés, cela lui donnait de l’importance. Comme un résistant attendant un camarade pour lui refourguer des armes contre l’ennemi, lui attendait son junkie pour lui refourguer ses armes contre la vie.
Je l’ai admiré un instant.
Mais d’un coup il m’est apparut à l'image d'un traître, comme il y en avait tant à cette époque pas si lointaine que cela.

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Pourquoi faut-il que j’espère encore ?
Je suis toute consciente que ce soir il ne rentrera pas.

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Tout d’un coup un cri a percuté contre les murs de la ruelle, se répandant en écho d’un bâtiment opposé à l’autre comme une balle de tennis d’une partie du cours à l’autre.
Le jeune homme se figea et moi aussi. Le cri semblait être sorti juste dans mon dos. Je me suis levé raide comme un piquet, qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Je lance après avoir retrouvé ma voix.

Le jeune homme ne répond pas tout de suite. Il lui faut un moment pour se rendre compte de la gravitée de ce cri.
Car il y a, il est vrai, cri et cri.
Cela peut-être un cri de colère comme on peut entendre dans tous type de dispute, cela reste sans graves conséquences dans la plus part des cas.
Puis il y a le cri de désespoir, celui-là est le plus souvent inaudible car il se hurle dans l’intimité de son propre corps.
Et il y a le cri final, celui qui se lance dans une ultime révolte définitive.
Et c’était bien celui-là que l’on venait d’entendre dans mon dos.
On s’est regardé le dealer et moi, puis je m’en suis allé en lui tapotant l’épaule.
Il se retourne et me gueule dessus pour ma lâcheté.
"Mais où tu vas, t’as entendu, il faut qu’on aille voir ce qui se passe."
Ce revendeur d’espoir futile avait une conscience, je n’y croyais pas.
Je me suis retourné et je lui ai dit sans le brusquer :
" Rentres chez toi, quelqu’un a sûrement prévenu les secours déjà, les flics risquent de se pointer aussi. "


Ce qui est sûr, c’est que ce soir, par cette nuit humide et froide, moi, je ne rentrerai pas.



Arto Joe

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1 Comments:

At 05 juin, 2006 09:42, Anonymous Anonyme said...

Wow. La courbe que suit ce texte est très belle, je déteste la fin par cette non fin, mais je l'adore en même temps parce qu'elle est inévitable et toute bête. "Ce soir je ne rentrerai pas".
J'aime beaucoup tes histoires et tes poèmes Arto Joe.

 

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